Un beau soir, une photo du magazine français Géo vint effleurer les yeux de Mme Bâ, épuisés et douloureux d'avoir corrigé son trentième devoir consacré à l’accord du participe passé. Si le COD est placé avant, etc.
Une escadrille de pélicans prenait son envol, accompagnée d'une question toute simple : « Voulez-vous partir avec nous ? » Et l'article continuait : « À l'embouchure du fleuve Sénégal, le Djoudj vous attend. Ce parc ornithologique, le troisième du monde par son importance, vous offrira le ballet incomparable et bouleversant de plusieurs dizaines d'espèces. Meilleure saison : mars et avril, lorsque les migrateurs se préparent pour leur grand voyage. » Cinq fois Mme Bâ referma le magazine tentateur en murmurant des « je n'ai pas le temps », « ce serait un mauvais exemple », « que vont devenir mes écoles ? »… Et cinq fois elle le rouvrit. Tandis qu'une voix doucereuse susurrait à son oreille : Marguerite, tu as élevé seule tes huit enfants et le dernier vient de s'envoler, vaille que vaille, pour la vie d'adulte : tu ne crois pas que tu mérites un répit ? Marguerite, qu'est-ce qu'une semaine, une minuscule semaine d'éblouissements paisibles, dans toute une existence de labeur acharné ? Ces vacances seraient les premières de toute ta vie, et sans doute aussi les dernières. Tu crois que Dieu a placé par hasard sur ta route cette belle image de Sa Création ? S'il t'offre ce repos, c'est qu'il estime que tu mérites une récompense. En refusant, ne crains-tu pas de L'insulter, Lui et Son œuvre ?
Un mois plus tard, elle était partie.
D'autant que lui était revenue en mémoire la visite d'un oncle Dyumasi, trente ans plus tôt. Il était spécialiste des oiseaux, habitait le Djoudj et déjà conviait la famille dans son paradis. Invitation violemment repoussée par Mariama, comme on s'en doute : « Je méprise les migrateurs. Où irions-nous s'il prenait à tout un chacun la fantaisie de partir enfanter au bout du monde avant de revenir en sifflotant, comme si de rien n'était ? La survie d'un pays n'est pas une occupation à temps partiel. Au lieu d'aller chercher ailleurs la richesse, il faut la créer chez soi. Tu veux que tes filles se changent en sarcelles ou en cigognes, et tes fils en chevaliers, ces espèces apatrides ? C'est ça que tu veux, Ousmane, des enfants à qui poussent des ailes et des becs, et des billevesées dans le crâne ? Les oiseaux donnent le mauvais exemple à notre jeunesse. Conclusion : en dépit de l'invitation de ton frère, aucun de mes enfants, moi vivante, ne se rendra dans son parc malfaisant. »
Le gardien de l'hôtel-restaurant Djoudj, chambres climatisées ou ventilées, repas soignés, terrain d'aviation, la base idéale des amoureux de la nature, appela un serveur qui appela le maître d'hôtel qui appela le directeur.
Tout autour, des touristes rougeoyants sous leur crème se battaient en duel.
— Moi, j'ai vu cinq spatules.
— Moi, trois aigles pêcheurs.
— Sept vanneaux armés, qui dit mieux ?
Entre deux assauts, ils engloutissaient leurs spaghettis tomate.
— Je cherche M. Dyumasi.
— L'aveugle? Essayez l'administration du parc, à cinq kilomètres sur la droite. Peut-être s'y trouve-t-il encore?
Il devait s'agir d'une erreur. Je suivis pourtant la route indiquée. Et soudain voici que mon père s'approche, la même démarche en plus voûtée, les mêmes plis de concentration ravinant le front, la même habitude, vite exaspérante, d'agiter sans cesse les doigts de la main droite comme si les occupaient en permanence d'innombrables travaux invisibles.
— Une fille d'Ousmane ? Une Marguerite ? Drôle de nom ! Très bien, très bien. Tes frères et sœurs se portent bien ? Et ton mari, ah oui, je me rappelle, hélas décédé. Et tes enfants ? Pourquoi personne de chez vous n'est-il venu me rendre visite ? Viens t'asseoir un moment. Et puis nous irons…
Sur son visage immobile, ses yeux allaient lentement de droite à gauche et revenaient par le même chemin avec la triste régularité d'une lanterne de phare qui balaie la nuit.
— Ne t'inquiète pas, Marguerite, mes amis t'ont attendue.
Suivit une longue analyse des relations entre les humains et les oiseaux. J'avais trop longtemps marché pour en bien suivre les détails. Je ne retins qu'une remarque, qui me touchait personnellement : c'est seulement à la mort de ses parents qu'on s'intéresse vraiment aux migrateurs.
— Je ne t'entends plus… Tu es toujours là, Marguerite?
— Mon oncle, finis-je par murmurer, que vous est-il arrivé ?
Il expliqua qu'un véritable amour se payait toujours d'un prix élevé. Que la passion des oiseaux ne faisait pas exception, car ils habitaient deux fois dans la lumière : celle du ciel et celle de l'eau qui reflète le ciel. Que même la nuit, derrière les paupières baissées, et jusqu'au plus profond du sommeil, cette double lumière continuait d'accompagner le rêveur d'oiseaux : un homme qui aime, Marguerite, n'accueille jamais dans son rêve que les objets de son amour. Que tous ces soleils, ajoutés aux violentes couleurs des plumages, brûlaient les yeux, forcément, jour après jour. Mais je n'ai aucun regret, Marguerite. Cette blessure est la preuve que j'ai aimé. Et ne m'empêche pas de continuer. Tu viens ?
Pour arriver au paradis des oiseaux, il fallait traverser la lune. Un désert jaune coupé de temps en temps par des souvenirs de rivières. Devant le lit vide, la mule renâclait. La caresse un peu brutale d'une branche d'acacia la rappelait à ses devoirs. La carriole descendait en grinçant de toutes ses planches mal équarries et de ses deux essieux rouilles, traversait en grinçant et, toujours grinçant, remontait sur l'autre rive. À chaque grincement mon oncle trouvait une ressemblance :
— Il ne te rappelle rien, Modu ?
— Le « krrk » de la poule d'eau.
— Bravo. Et celui-là ?
— Le « tsit-tsit » du gobe-mouches.
— Erreur ! On dirait plutôt le « ouip-ouip » du bul-bul. Décidément, ton oreille doit encore progresser.
— Oui, patron !
Le dénommé Modu, par ailleurs notre cocher, ne devait pas avoir dépassé huit ans, malgré tous ses efforts pour paraître plus, son air solennel et les rides qui creusaient son petit visage chaque fois qu'il réfléchissait à une question. Il m'observait à la dérobée. Que vient-elle faire ici ? Quel besoin a cette femme d'en savoir plus sur les oiseaux ?
Le jaune du paysage disparaissait peu à peu sous le vert d'arbustes de plus en plus nombreux. Puis le vert se déchira pour laisser place au bleu d'une eau large et venteuse. Au bord, la carriole s'arrêta. Une barque attendait.
Mon oncle, pour descendre, prit appui sur mon épaule.
— À partir de maintenant, les yeux de Modu sont les miens.
Je ne vais pas vous ennuyer longtemps. Parler des oiseaux est aussi lassant que commenter la musique. Les oiseaux et la musique se ressemblent : ils sont la liberté même. Mélodies et vols appartiennent à la même famille, celle des insaisissables. Les mots peuvent tout capturer dans leurs filets subtils, tout raconter, sauf la liberté.
Je vous conseille simplement cet endroit du monde, le Djoudj. Et le meilleur de ses guides, Modu. Apprendre à identifier ces innombrables morceaux du ciel (car les oiseaux sont des morceaux du ciel, n'est-ce pas ? sitôt achevées leurs cabrioles, ils reviennent se fondre dans la grande voûte commune, nous sommes bien d'accord ? ), cette connaissance est la plus joyeuse qui soit. On dirait qu'à force de nommer et nommer encore, son propre sang se met à pétiller. Une sensation vous prend, inimitable, une souveraineté légère. Peut-être la preuve que les oiseaux, reconnaissants d'être appelés par leur nom exact (ils nous pardonnent avec indulgence nos inévitables erreurs), nous accueillent dans leur royaume de liberté.
De retour aux baraquements de l'administration du parc, écroulée sur le lit qu'avait déplié pour moi l'oncle, je me serais immédiatement endormie, n'avait été cette farandole de points colorés qui me courait dans le crâne.
— Tu les vois ?
— Qui donc ?
— Mais les migrateurs, bien sûr ! Je suis certain que tu les vois, Marguerite. Il suffit d'une fois et ils ne nous quittent plus. Tu comprends pourquoi devenir aveugle ne change pas grand-chose ?
Je me redressai. Les oiseaux avaient gagné. Effrayée par eux, mon envie de dormir s'était évanouie. Alors autant régler son sort à une question qui, elle aussi, me trottait dans la tête.
— Pourquoi doivent-ils monter tant vers le Nord, vers l'Europe, pour se reproduire ?
— Là-haut, la belle saison est brève. Toute la vie se concentre sur quelques semaines. De chaque point de la terre, les insectes surgissent en foule. Bientôt le sol, à peine dégelé, grouille de petites bêtes, et l'air s'en obscurcit. Exactement la nourriture abondante et facile dont ont besoin les bébés oiseaux. Ils n'ont qu'à ouvrir le bec pour s'empiffrer. À ce régime, ils grandissent vite. Deviennent forts en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire. Quand revient le froid, ils sont prêts pour regagner le Sud.
— Tous ces voyages n'ont donc pour raison que la nourriture?
— Qu'est-ce que tu croyais ? La curiosité ? La passion du tourisme ? Une folle envie de changer d'air ? Les oiseaux ne sont pas des humains milliardaires. Avant de rêver, il faut naître, Marguerite, et puis survivre. Le fond de l'existence est une affaire de ventre. Ça n'a rien de très poétique. Je suis désolé. Tu restes pour la nuit ?
Le lendemain, l'oncle, fatigué, m'avait confié à Modu qui voulait me faire réviser ma science, ô combien récente, des cormorans. Je n'étais pas encore très sûre du coloris des femelles.
Je ne les avais pas remarqués. Ils se tenaient bien sages au milieu de notre chaloupe. Un déjà papy, une presque mamie. Ils avaient chacun un carnet et notaient religieusement toutes les explications du guide. Quand nous avons débarqué, ils se sont approchés, main tendue.
— Monsieur et madame Guillaume.
— Nous sommes dans la correspondance.
— Pour être plus précis, employés des Postes.
— Bureau principal, 44, boulevard Rouget-de-Lisle.
— À Montreuil.
— Vous connaissez? Région parisienne. La Seine-Saint-Denis.
— Et nous sommes agents titulaires.
— Alors forcément, toutes les communications nous intéressent.
— À commencer par les voyages, les grands voyages.
— C'est pour cette raison que mon épouse et moi, nous nous passionnons pour les migrateurs. Et vous-même, madame ?
— Je suis dans l'enseignement.
— Excellent. Excellent et capital. Alors nous sommes un peu collègues : la grande famille de la communication.
Je ne voulais pas les blesser, mes si charmants compagnons. Et pourtant, ma passion pour la vérité ne pouvait laisser passer cette erreur.
— Je dirais que l'éducation, c'est plutôt de la transmission.
— Tout à fait d'accord ! Et tout à fait comme nous ! La transmission, bien sûr. Nous sommes des transmetteurs, qu'en penses-tu ?
Ils étaient ravis. Loin de les fâcher, je leur avais ouvert des perspectives nouvelles sur leur métier.
— Et les migrateurs, d'après vous ? Vous croyez qu'ils transmettent quelque chose ?
— Oh, ce n'est pas à nous, les Soninkés, qu'il faut poser la question !
— Qu'est-ce que c'est que ça, comment dites-vous ? Les So…
— … ninkés. C'est mon peuple. Depuis la nuit des temps, nous sommes des voyageurs.
— Comme c'est intéressant !
Nous nous regardâmes en souriant. Je m'appelle Marc. Voici Annie, ma femme. Enchantée. Marguerite, née Dyumasi, épouse de Balewell Bâ, décédé. Quel malheur ! Il y a longtemps ? Voyons, Marc, le temps ne fait rien à l'affaire. L'amitié nous avait accueillis, le plus précieux des royaumes. Avec celui de la liberté des oiseaux.
Ils approchaient de la retraite. « Réussir la dernière étape du parcours » semblait être leur angoisse principale.
— Et vous, madame Bâ, vous êtes bien plus jeune que nous, naturellement. Mais avez-vous déjà réfléchi à la manière de remplir vos journées, quand vous aurez cessé de travailler ?
— Oh, vous savez, une femme africaine a toujours quelque chose à faire. Quelque chose de pénible, en général.
Une à une, ils essayaient toutes les occupations susceptibles, bientôt, de « remplir leurs journées ». Et, décidément, les oiseaux leur plaisaient de plus en plus.
— D'autant que nous avons une réserve à domicile, n'est-ce pas, Marc ?
— Un jour, il faudra que vous veniez visiter notre parc des Beaumonts, dans le haut Montreuil : nous habitons à deux pas.
Dès qu'ils voyagent, vos compatriotes français, Monsieur le Président, tremblent. Ils se voient des ennemis partout, un vaste complot réunissant pêle-mêle les moustiques, les maladies tropicales et donc mortelles, les retards (extravagants) des moyens de transport, les nids-de-poule, le soleil, la pluie… Les rares téméraires à oser braver ces périls cherchent perpétuellement à se rassurer. Par exemple, en trouvant partout des ressemblances entre l'Afrique et chez eux. Cette salade de tomates, on dirait exactement les nôtres. Cette plage, tu ne te croirais pas sur la Côte d'Azur ? J'imagine que de telles similitudes calment : quelque chose de presque fiançais ne saurait être dangereux. Mes nouveaux amis ne faisaient pas exception. Leur parc était « tout à fait comme le Djoudj, en plus petit, bien sûr ».
Et, de retour au campement, nous n'avons fait que parler du département de Seine-Saint-Denis. Comment le conseil général avait décidé de combler les carrières d'où l'on avait extrait les pierres qui ont construit Paris. Comment les migrateurs d'Afrique, voyant unebutte calme, avaient pris l'habitude d'y faire escale avant de poursuivre vers le Nord.
— Vous savez que nous accueillons des chevaliers guignettes (Actitis hypoieucos).
— Et des oies cendrées (Anser anser) et des vanneaux huppés (Vanellus vanellus).
— N'embête pas notre nouvelle amie, Marc.
— En tout, cent quarante-six espèces.
— Un jour, nous nous sommes dit : et si nous allions saluer le pays d'où ils viennent ?
— Et nous voilà.
— Mais j'y pense, sans le parc des Beaumonts, madame Bâ, nous ne nous serions jamais connus.
— Tu as tout à fait raison, Annie.
Et nous avons levé nos verres, moi d'eau, eux de vin blanc, à ce fameux parc.
— Vive le parc des Beaumonts qui réunit si bien les êtres humains !
— Et vivent les oiseaux !
— Sans eux non plus, nous ne serions pas là ensemble, sous ce ciel incomparable.
— Parfaitement, vivent les oiseaux !
Qu'est-ce qui m'a prise, dans un si chaleureux climat, de demander combien d'enfants ils avaient ? Quel désir imbécile de me faire admirer (ou plaindre) ?
— Hélas, aucun !
— Et nous n'avons jamais voulu savoir lequel de nous ne pouvait pas, ajouta fièrement Annie.
— Quant à vous, madame Bâ ? Huit ? Quel don du Ciel ! Si l'un d'eux passe par la région parisienne, sa chambre est déjà prête. Sans aucune obligation pourlui. On ne connaît pas la jeunesse mais, faites-nous confiance, on devine son besoin d'indépendance.
C'est ainsi que les Guillaume sont entrés dans la famille Bâ, et réciproquement. Depuis cette rencontre, voilà dix ans, nous correspondons, une carte à Noël, une autre vers avril pour saluer le départ des migrateurs : nous les attendons de pied ferme aux Beaumonts, prévenez-les, Marguerite, avec du mil s'ils n'aiment pas la nourriture de chez nous !
En conséquence, rien n'est plus simple pour moi que de répondre à votre question n° 18. Adresse pendant mon séjour en France ? Mais Montreuil, bien sûr, haut Montreuil, 23 bis, rue Lenain-de-Tillemont, à deux pas du parc des Beaumonts, vous pouvez vérifier. Et c'est là que mon petit Michel viendra sûrement trouver refuge si la France ne l'a pas déjà dévoré.
Au retour du paradis, je me suis arrêtée deux jours, deux maigres jours à Dakar, pas une seconde de plus. Et non sans avoir de nouveau guerroyé avec ma conscience : retourne vite au travail, me répétait Mme Bâ d'un ton de plus en plus sévère, tes enfants et tes enseignants t'attendent, chaque heure de ton repos égoïste fait progresser l'analphabétisme… Marguerite, de son côté, me suppliait de ne pas prêter l'oreille à ces discours de vieille et sèche aigrie. Tu es condamnée à regagner bientôt, et sans doute à perpétuité, ta prison de sable, au milieu du Sahel, et tu ne profiterais pas de cette occasion de saluer l'Atlantique ? Et les bains de mer, tu ignores peut-être que rien n'est meilleur pour la santé ? Surtout celle des femmes ménopausées dont la circulation sanguine, volontiers nonchalante, a besoin de coups de fouet.
D'accord, d'accord, je me rends.
En descendant du taxi-brousse de Saint-Louis, Marguerite Bâ se rendit à l'Hôtel du Lac Rose, une demi-étoile, et, aussi honteuse et gênée qu'une femme commettant pour la première fois l'adultère, sauf qu'il manquait l'amant (et d'ailleurs également le mari), demanda une chambre.
Bien sûr, elle dormit mal. Toujours déchirée par les sorcières, jamais rassasiées, de la culpabilité. Et narguée par un poste de télévision pourtant éteint, et même débranché pour plus de sécurité.
« Ah, ah, répétait dans la nuit l'écran noir et vaguement luisant, ah, ah, Marguerite Bâ, tu vois que toi non plus tu ne résistes pas à mon pouvoir de fascination ! Allez, allez, je te pardonne de m'avoir tant insulté, faisons la paix et allume-moi. En ce moment, tu ratesLa Vache et le Prisonnier, avec Bourvil et Fernandel, des acteurs de ta génération, ou presque, je me trompe ? Et unCarrefour du rire, Coluche et ses amis, qui ne pourrait que faire du bien à ton humeur. Sans compter les programmes italien, allemand, égyptien et saoudien, si tu préfères l'exotisme. »
Le lendemain, épuisée mais fière d'elle-même (je n'ai pas cédé à la tentation, la boîte magique a susurré en vain), elle prit la chaloupe pour Gorée. Quel meilleur but de promenade, pour une vacancière honteuse de ses vacances, que la célèbre Maison des Esclaves ? Qui oserait lui reprocher ce pèlerinage ? Des dizaines de milliers de pauvres gens, arrachés à leurs villages, emmenés enchaînés ici même, mesdames et messieurs, dans cette cellule minuscule sans fenêtre, avant de passer un à un par l'orifice que vous voyez là et qui débouche sur la mer, le navire négrier, le cauchemar de la traversée, le cauchemar encore pire du travail dans les plantations de canne ou de coton ? Le guide savait y faire. Autour de Marguerite, une foule de Noirs américains pleuraient. Elle se mêla au chagrin. Et revint militante. Décidément, il y a, au fond des Blancs, une méchanceté fondamentale qui ne demande qu'à renaître. Luttons.
Une petite voix dérangeante tentait de se faire entendre. Mais Marguerite l'écarta d'un revers de main, comme on tente d'éloigner l'obstination des mouches. De nouveau, sa nuit fut agitée, secouée par de grands rêves héroïques (Mme Bâ ministre, Mme Bâ monte à la tribune de l'ONU pour dénoncer ce scandale et réclamer, sous les applaudissements du monde, réparation).
La voix dérangeante revint le lendemain, dans le train, assez forte, cette fois, pour se faire entendre. En vrai pédagogue, Ousmane s'efforçait de parler très distinctement. Pourquoi la mort aurait-elle changé ses bonnes habitudes ? « Sans les chefs de tribu, tu crois que les Blancs auraient rassemblé aussi facilement autant d'esclaves? N'oublie jamais ce que je t'ai appris, Marguerite, le théorème n° 2 : “En Afrique, le pire trouve toujours des complices africains. Nouvelle preuve : le Rwanda.” » Merci, Papa. Mais quel était ton théorème n° 1, déjà ? Ah oui, je me rappelle. « En Afrique, le pire n'a pas de fond. »